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Qui sonne le glas de la justice gratuite en France?

Il est des réformes judiciaires qui passent moins inaperçues que d’autres, celle instituant les Tribunaux des Affaires Economiques fait couler beaucoup d’encre, à raison. 

En application de la loi n°2023-1059 du 20 novembre 2023 sur l'expérimentation des tribunaux des activités économiques (TAE) et de ses premiers décrets et arrêtés d’application de 2024, certains tribunaux de commerce ont été renommés, depuis le 1er janvier 2025, et ce pour une durée de quatre ans, « Tribunaux des Affaires Economiques ».

Seuls 12 des 141 tribunaux de commerce sont géographiquement concernés : Avignon, Auxerre, Le Havre, Le Mans, Limoges, Lyon, Marseille, Nancy, Nanterre, Paris, Saint-Brieuc et Versailles.

Ces juridictions consulaires voient, à cette occasion, leur champ de compétence étendu à l’ensemble des procédures collectives et amiables ainsi que de nouvelles règles procédurales inédites en droit français applicables devant eux.

Cette expérimentation législative est effective pour toutes les procédures initiées à compter du 1er janvier 2025.

Un champ de compétence matérielle élargi

Pour les 12 juridictions consulaires concernées, le TAE demeure compétent pour connaître des procédures anciennement conduites devant le tribunal de commerce. Il s’agit des contestations relatives aux engagements entre commerçants, celles relatives aux actes de commerce entre toutes personnes et, plus généralement, celles relatives aux sociétés commerciales1.

S’y ajoutent, désormais, les nouvelles compétences dévolues par l’article 26 de la loi2, en matière de traitement des difficultés de toutes les personnes physiques ou morales3:

  • procédures et règlements amiables agricoles ;
  • procédures de sauvegarde, de redressement judiciaire et de liquidation judiciaire ;
  • procédures de traitement de sortie de crise ;
  • actions et contestations relatives aux baux commerciaux nées de la procédure collective.

Si plus de 90 % des procédures collectives en France étaient déjà instruites devant les tribunaux de commerce4, les tribunaux judiciaires conservaient une compétence résiduelle à l’égard des agriculteurs, sociétés civiles, groupements, associations et personnes exerçant une activité indépendante.

L’ensemble du contentieux est désormais matériellement dévolu à ces 12 TAE, qui deviennent ainsi, dans leur ressort respectif, le juge unique des entreprises en difficultés – quelle que soit leur forme.

Une contribution financière inédite

La création de ces nouveaux TAE emporte une nouveauté de taille, jusqu’à présent ignorée du système judiciaire français : l’accès payant à la justice, dès la première instance, pour chaque procédure engagée devant ce tribunal. Il s’agit plus précisément d’une contribution financière5 devant être acquittée par le demandeur initial, à peine d’irrecevabilité, lorsque la valeur totale de ses demandes est supérieure à un montant de 50 000 euros.

Sont exemptées de cette contribution les personnes et entreprises employant moins de 250 salariés6, ce qui, de facto, exclut un grand nombre d’acteurs. Seules 6 300 entreprises en France emploient plus de 250 salariés7, soit moins de 0,2 % des entités économiques existantes.

Le montant de la contribution varie de 3 à 5 % de la valeur totale des demandes formées devant le TAE, suivant le chiffre d’affaires et le bénéfice de la société demanderesse.

Cette contribution sera remboursée au demandeur en cas de résolution amiable en cours de procédure, ou en cas de désistement.

La mise en place de cette contribution suscite des interrogations légitimes: 

  • Elle opère une rupture d’égalité entre les justiciables, selon le tribunal qu’ils saisiront : cette contribution expérimentale n’étant applicable que devant ces 12 TAE. Le Conseil constitutionnel a, néanmoins, estimé que cette inégalité de traitement entre les justiciables n’était pas contraire à la Constitution, dès lors qu’elle était justifiée par le caractère expérimental – et donc temporaire – des 12 TAE8.
  • Si, en principe, seules les plus grandes entreprises sont soumises à cette contribution, elle pourrait, in fine, être supportée par de plus petits acteurs économiques. La contribution financière acquittée par le demandeur sera considérée comme des dépens de l’instance9, systématiquement mis à la charge de la partie succombant. Ainsi, une société soumise à la contribution pourra en exiger le remboursement auprès de son adversaire10, quelle que soit sa taille.

De multiples enjeux pratiques dans l’application de cette réforme judiciaire

En amont d’un éventuel litige, la rédaction des clauses attributives de juridiction devra désormais tenir compte de ces TAE et de leurs propres règles procédurales. Les parties pourraient désigner un tribunal de commerce spécifique dans le seul but d’éviter la saisine d’un TAE et le paiement de la contribution financière – sans perdre de vue que les TAE ne seront peut-être pas maintenus après le 31 décembre 2028.

En aval, la partie demanderesse devant un TAE doit bien circonscrire, ab initio, le quantum de ses demandes. Les demandes excessives tendront naturellement à disparaitre pour se cantonner à un montant plus réaliste – le montant véritablement espéré par la partie demanderesse. Seules les demandes au titre des frais de procédure, dont les frais d’avocats11, ne sont pas prises en compte pour le calcul du montant de la contribution financière.

De même, la loi de novembre 2023 prévoit que le montant de la contribution est fixé en fonction du montant des « demandes cumulées au stade de l’acte introductif d’instance »12. C’est à se demander si les parties pourront augmenter le quantum de leur demandes initiales au fil de la procédure, pour éviter le paiement de la contribution qui aurait été due, sans que cela ne puisse être considéré comme une fraude à la loi.

En présence d’un litige complexe aux parties multiples, pourra se poser la question, au sein d’un groupe, de la société ayant le plus intérêt à présenter les demandes potentiellement soumises à la contribution. Il n’est, à ce jour, pas établi si les demandes d’intervenants volontaires sont ou non concernées par le paiement de cette contribution financière.

Enfin, les parties demeurent incitées, tout au long de la procédure, à négocier puisqu’elles pourront obtenir le remboursement intégral de la contribution versée en cas de « transaction conclue à la suite du recours à un mode amiable » mettant fin au litige13.

Cette réforme s’inscrit dans le sillage des politiques judiciaires récentes : durcissement des conditions de saisine du juge et promotion des modes de résolution amiable.

Il appartiendra aux praticiens de veiller sur la mise en place de cette expérimentation (qui fera l’objet d’un suivi par un comité de pilotage ad hoc) et son éventuelle généralisation, et d’adapter leur stratégie procédurale.


Barème de la contribution financière (article 3 du décret n°2024-1225 du 30 décembre 2024) :

Le montant de la contribution pour la justice économique perçu en fonction de la capacité contributive de la partie demanderesse, de sa qualité de personne physique ou morale et du montant de la valeur totale des prétentions formées par elle dans l’acte introductif d’instance, est établi :

I.  Pour les personnes morales, conformément aux dispositions du tableau qui suit :

Montant du chiffre d’affaires annuel moyen sur les trois dernières années (en millions d’euros) Montant réel du bénéfice annuel moyen sur les trois dernières années Montant de la contribution
Supérieur à 50 et inférieur ou égal à 1 500 Supérieur à 3 millions d’euros 3 % du montant de la valeur totale des prétentions figurant dans l’acte introductif d’instance et dans la limite d’un montant maximal de 50 000 euros
Supérieur à 1 500 Supérieur à 0 5 % du montant de la valeur totale des prétentions figurant dans l’acte introductif d’instance et dans la limite d’un montant maximal de 100 000 euros

II. Pour les personnes physiques, conformément aux dispositions du tableau qui suit: 

Revenu fiscal de référence, tel que défini au 1° du IV de l’article 1417 du code général des impôts, par part Montant de la contribution
Supérieur à 250 000€ et inférieur ou égal à 500 000 € 1 % du montant de la valeur totale des prétentions figurant dans l’acte introductif d’instance et dans la limite d’un montant maximal de 17 000 euros
Supérieur à 500 000€ et inférieur ou égal à 1 000 000 €   2 % du montant de la valeur totale des prétentions figurant dans l’acte introductif d’instance et dans la limite d’un montant maximal de 33 000 euros
Supérieur à 1 000 000 € 3 % du montant de la valeur totale des prétentions figurant dans l’acte introductif d’instance et dans la limite d’un montant maximal de 50 000 euros

1 Article L.721-3 du Code de commerce.
2 Article 26 de la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027
3 A l’exception des professions règlementées en droit visées par le second alinéa de l’article L. 722-6-1 du Code de commerce (avocats, notaires, commissaires de justice, greffiers des tribunaux de commerce, administrateurs et mandataires judiciaires).
4 Ministère de la Justice, « Références statistiques Justice », 2023.
5 “Contribution pour la justice économique” ; Article 27 de la loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.
6 Décret n° 2024-1225 du 30 décembre 2024 relatif à l'expérimentation de la contribution pour la justice économique.
7 CCI, Chiffres-clés, 2016.
8 Décision n° 2023-855 DC du 16 novembre 2023. Une pérennisation de cette inégalité de traitement pourrait, en revanche, être censurée.
9 Article 695 du Code de procédure civile.
10 Article 696 du Code de procédure civile.
11 Article 700 du Code de procédure civile.
12 Article 27 de la loi n°2023-1059 du 20 novembre 2023.
13 Article 6 du décret n°2024-1225 du 30 décembre 2024.

 

 

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